Le Voyage d’une Parisienne à Lhassa, d’Alexandre David-Néel, a, à sa sortie en 1927, a suscité l’incrédulité: alors que l’autrice se moque volontiers des croyances superstitieuses des Tibétains, elle-même raconte des choses fantastiques qui lui seraient arrivées. Ce qui a le plus étonné est sa rencontre inopinée, dans la forêt, avec un lama qui la connaissait, et qui lui a donné des conseils, à mille lieues de l’endroit où elle avait été initiée par des lamas. Il avait d’ailleurs une figure qu’elle ne reconnaissait pas, mais elle assure que les initiés tibétains peuvent changer d’apparence aisément. Un autre épisode a pu marquer les esprits: elle aurait appris à créer de la chaleur depuis l’intérieur de son corps et à vaincre ainsi le froid extérieur. Elle en donne un exemple, par lequel elle a séché ses habits: elle disait voir des flammes sortir de ses doigts, de ses membres. Elle ne donne pas la formule par laquelle on peut, selon elle, parvenir à ce résultat.
Elle ne se moque d’ailleurs pas toujours des croyances bouddhistes, mais souvent les évoque en n’énonçant pas de jugement, laissant penser qu’elle les partage: notamment sur les vies successives devant déboucher, un jour, sur le séjour parmi les bienheureux du paradis occidental. C’est assez mythologique, et elle décrit aussi les divinités, la mythologie tibétaine et généralement bouddhiste.
Enfin, à la manière romantique, elle suggère que partout autour d’elle, dans les merveilleuses montagnes du Tibet, il pourrait y avoir des fées, des elfes, des esprits dansants, tonnants, habitant la nature. Mieux encore, elle les sent à l’intérieur d’elle-même, quand elle a faim, ou soif, elle en a la vision, la perception imaginative.
Ce qu’elle appelle superstition est donc surtout constitué des peurs des indigènes, ou leurs préoccupations bassement terrestres et matérielles, lorsqu’il s’agit du monde des esprits. Elle ne conteste pas, en soi, l’existence de ce monde des esprits, ou ses interventions dans le monde physique: elle dit juste qu’ils font partie de la destinée et qu’il est vain de chercher à les conjurer.
Son livre est du reste un grand roman d’aventures: elle est armée, et, interdite de séjour au Tibet alors libéré des Chinois, elle doit se cacher, se dissimuler, se faire prendre pour une pauvre Tibétaine en pèlerinage. Non seulement elle encourt les dangers liés à la marche dans des montagnes sauvages, face aux éléments, mais elle doit encore échapper d’une part aux fonctionnaires du royaume qui, s’ils la trouvaient, l’expulseraient, d’autre part aux brigands qui infestent la région, et qui sont, souvent, simplement les paysans des vallées reculées qui pillent les voyageurs qui passent.
Car c’est un monde sauvage, pas toujours très civilisé. Comme elle se fait passer pour une pèlerine tibétaine, elle entre souvent dans les maisons, et découvre les modes de vie pittoresques, les alimentations dantesques, et évite paradoxalement tout romantisme à la Rousseau: son romantisme est plutôt hugolien, à créer du mythe par-delà la misère, au moyen de l’imagination créatrice – ou simplement de la superposition, au paysage tibétain, des croyances locales.
Le voyage est un moyen sûr d’entrer dans un monde spirituel lié à la psychologie des lieux visités: les traces en sont innombrables. Les églises de Savoie emmènent vers un monde fait de saints et d’anges, vers le merveilleux chrétien censé peindre le ciel et parfois l’enfer. L’Amérique précolombienne emmène, a emmené fréquemment les voyageurs vers les mystères d’un monde occulte coloré et fascinant. Et lorsqu’on voyage dans une région française à la culture inhabituelle, comme la Corse, la Bretagne ou le Pays basque, on rencontre de même des figures du monde spirituel qui semblent à la fois le garder et le montrer. Parfois même le voyage est social, ou tout proche: Charles-Ferdinand Ramuz, au fond, en évoquant l’univers valaisan depuis le Pays de Vaud, entrait dans la mythologie catholique des montagnards depuis sa rationalité protestante de la Lausanne calviniste. Et cela peut se faire en direction du passé: Ramuz, précisément, faisait remarquer que Jean Racine procédait de la même façon avec la psychologie des Grecs anciens, par exemple dans Phèdre. Il y avait en partie cela aussi chez J. R. R. Tolkien, qui s’appuyait sur la mythologie scandinave pour entrer dans le monde spirituel sans heurt, sans choquer la perception rationnelle qu’on peut avoir du monde au jour le jour. Et même Virgile en réalité a fait cela avec l’Énéide, plongée diffuse et onirique dans un monde ancien où les dieux occupaient continuellement l’esprit. La distance est plus ou moins grande. Parfois, il semble que ce soit le quotidien lui-même qu’on parvienne à rendre mythologique. C’était la tentative ratée de Louis Aragon dans Le Paysan de Paris, plus réussie d’André Breton dans Nadja. Le fantastique moderne est fait de cela. H. P. Lovecraft est peut-être l’un de ceux qui ont le mieux réussi l’entreprise. Quand on parvient à se relier au présent, on a toujours plus de force. D’un autre côté, on a moins de profondeur: l’imagination est bridée. On en reste pour ainsi dire à un premier niveau de perception.
Alexandra David-Néel est en ce sens proche de Charles-Ferdinand Ramuz, puisqu’elle évoque un présent qui se contente d’être lointain, et permet ainsi d’entrer souplement dans le monde spirituel par le biais de la psychologie tibétaine, ou simplement de l’exotisme des lieux. Son livre est grand et passionnant, prenant et beau parce qu’en aucun cas elle ne prétend limiter cette approche du monde spirituel à cette psychologie – à la largeur des crânes. Elle n’exclut absolument pas que cela implique l’univers entier, même si elle ne dit pas ce qu’on en devrait en comprendre de la vie morale en France. Elle le suggère. C’est certainement une grande dame, dont le livre rappelle les plus grands romans d’aventures de langue anglaise, L’Île au trésor, Le Dernier des Mohicans (qui lui aussi entre dans le monde spirituel par l’intermédiaire des Amérindiens), et on devrait le donner à lire à tous les enfants. Seule une pudibonderie faussement laïque peut l’empêcher, et détourner ainsi la jeunesse de la lecture, ou les porter vers les films américains ou les sourates du Coran. David-Néel était pourtant une grande Française.