J’ai, la dernière fois, évoqué la question du merveilleux scientifique en France, né avec Jules Verne qui regardait, pour les ressources techniques et mécaniques, vers le monde anglophone – tout comme Villiers de l’Isle-Adam, à la même époque. Je l’ai fait parce que je pense qu’il contredit l’idée de la professeure Claude Millet selon laquelle l’écriture mythologique s’est progressivement intériorisée et individualisée en France – dans un mouvement de psychologisation. Il y a bien toujours quelque chose de collectif dans un légendaire spécifique: celui qu’on nomme ordinairement la science-fiction.
Je l’ai montré dans un article paru dès 1993 dans la revue belge Phénix (“La Science-Fiction et les mythes modernes“, n° 34): la science-fiction place dans l’univers scientiste et mécaniste des archétypes mythologiques, même pris du christianisme et de la Bible. En France, on tend à le minimiser; dans le monde anglophone, cela ne fait aucun doute.
Il est certain que le merveilleux scientifique, dont l’extension temporelle peut être dite avoir eu sa limite en 1940, conservait une essence profondément française, et se fondait sur un certain réalisme. Mais, après 1950, la science-fiction – son pendant américain – est devenue la règle même en France, et le public spécialisé n’a plus lu que secondairement les écrivains français du genre, pourtant souvent très bons. Ils exécutaient le programme d’André Breton relatif au Merveilleux en le mêlant de science moderne, dans la lignée de Raymond Roussel – même s’il n’avait eu aucun succès. Il est possible, du reste, que même avant 1940, la science-fiction française ait eu le défaut d’une imagination trop timorée, et ait été trop asservie au rationalisme à la mode, au positivisme d’Auguste Comte et à ce qui avait prévalu sous la Troisième République. Ce qui le suggère est la richesse imaginative d’un J. H. Rosny aîné: il était belge. Et la Belgique restait plus ouverte à l’imagination libre, à la fantaisie traditionnelle, au folklore, de la même façon qu’elle restait plus favorable au catholicisme dans l’éducation et la vie culturelle. Elle demeurait dans la foulée de Félicité de Lamennais, dont s’étaient inspirés les auteurs de la constitution belge, en 1830, cherchant à concilier les aspirations sociales, d’essence rationaliste et héritières des Lumières, et le respect du catholicisme traditionnel; il en sortait précisément une imagination plus riche, parce que plus libre qu’en France, qu’on a pu constater également chez Jean Ray. Contrairement même à Maupassant, ce génial auteur fantastique n’avait aucun scrupule à reprendre les idées traditionnelles sur les fantômes et les spectres, il ne cherchait pas à les rationaliser dans une nouvelle théorie. Plus tard, le surréaliste, ou quasi tel, Henri Michaux, fera de nouveau preuve d’une imagination extraordinaire, que même André Breton n’osait guère.
Il n’y a donc pas à s’extasier devant l’époque du merveilleux scientifique, qui péchait par son excès de retenue imaginative: la domination de la science-fiction d’inspiration anglaise et américaine, à cet égard était inévitable: l’imagination n’aime pas être bridée. Et dans le monde anglophone, un peu comme en Belgique, on la laissait relativement libre, si on n’en essayait pas moins de faire progresser le paradigme rationaliste issu de la philosophie des Lumières: mais sans s’en prendre à ce qui ne lui était pas conforme, de façon évidemment dictatoriale et stérile – je dirai mieux: stérilisante.
Un roman, quoi qu’on dise, n’est pas une théorie scientifique autorisée – nécessairement ennuyeuse, parce que susceptible d’applications pratiques aisées à comprendre. Il s’appuie sur le plaisir du rêve éveillé, même quand il se veut relativement réaliste. Il est donc spontanément tiré vers le merveilleux, quoi qu’on dise dans les beaux quartiers de Paris, et comme le rappelait utilement André Breton.
Cependant, après 1950, dans une science-fiction dont les vannes imaginatives se sont ouvertes, un autre défaut est apparu: l’action précise a perdu pied, dissoute dans les nuées des théories scientifiques à la mode. L’obscurité d’un Michel Jeury, certes mêlée de mystère authentique, ne pouvait être appréciée de tous: il a gagné sa vie plutôt avec ses souvenirs d’enfance. La subtilité rationnelle d’un Gérard Klein rendait ses romans évasifs, estompant l’aspiration à une action dynamique et claire – à la mode, encore, américaine: ses nouvelles sont ce qu’il a fait de mieux, l’action y étant simple, et destinée à illustrer une idée pure.
Au sein de cette génération, on éprouvait des difficultés à comprendre les structures dramatiques – qui, certes, ne relevaient pas de la métaphysique moderne, ou de l’ultraphysique futuriste, mais simplement du bon sens, et des lois morales éternelles de l’être humain, hélas brouillées par l’excès de théorisation et d’intellectualisation qui faisait perdre l’imagination dans les hauteurs. Il faut bien qu’un héros affronte des choses mauvaises, et soit les domine par des forces bonnes, soit soit dominées par elles, comme dans la tragédie: on ne peut pas tourner à l’infini autour du pot, sous prétexte d’intelligence supra-humaine. Ou alors, il faut renoncer au récit, car il est bien fondé sur cette structure morale.
Il était beau que les Kurt Steiner, les Stefan Wul, auteurs infiniment sympathiques, s’inspirant de Rimbaud et de son Bateau ivre, créassent des imaginations incroyables, réellement belles en soi; mais les enchaînements logiques laissaient chez eux à désirer, laissant la science-fiction américaine s’imposer, grâce à sa rigueur maintenue au sein d’une imagination riche: on tombait dans l’excès inverse à celui du réalisme scientifique.
On n’en reconnaîtra pas moins, un jour, la grandeur de ces auteurs. Ils sont négligés à l’excès: on leur préfère volontiers des auteurs plus bourgeois, qui en fait valent moins. C’est en tout cas mon avis.
Au reste, même Gérard Klein a tendu à confirmer mon idée que la science-fiction était un légendaire collectif, et non plus individualisé et intériorisé, comme celui de Zola, dont Claude Millet a parlé comme s’il donnait une direction vers l’avenir. Lorsqu’il a voulu exprimer un horizon moral, le célèbre directeur de la collection Ailleurs et Demain s’est référé explicitement à la conquête spatiale effectuée par les États-Unis: pour lui, la NASA était le symbole d’un accomplissement collectif de l’humanité. Non l’Agence spatiale européenne, ou l’entreprise soviétique dont le nom m’échappe, mais l’organisme étatique américain qui a conquis la Lune. Dans la préface d’une réédition d’un de ses romans, il a tenu à lui rendre hommage, comme étant sa source d’inspiration.
Pour moi, c’est lié à la Cinquième République, qui en quelque sorte a créé un nouvel ordre classique en France grâce à l’Alliance atlantique. J’y reviendrai une fois prochaine.